Origine : http://www.freescape.eu.org/biblio/article.php3?id_article=187
Ce papier vise à appréhender la logique du logiciel
libre comme regroupement online d’agents autour d’un
projet commun - d’une action collective. Ce modèle
de distribution des savoirs et de collaboration horizontale suppose
la prise en compte de nouvelles figures du collectif médiatisées
par le World Wide Web où émergent une organisation
sociale, induite par un régime d’action spécifique
dans lequel sont engagés les agents. Bref, le libre invoque
une coopération et coordination modélisées
par une mise à disponibilité de ressources cognitives,
inscrivant les actions interindividuelles dans un régime
politique « connexionniste » qu’il nous semble
pertinent d’approcher de la cité par projets du nouvel
esprit du capitalismede Boltanski et Chiapello.
La cité par projets s’inscrit dans la continuité
des anciennes cités, systématisées dans De
la justification (1991) où Boltanski et Thévenot ont
pris pour objet les disputes ordinaires en émettant l’hypothèse
que cette forme de débat public conduit les individus à
dépasser le cadre restreint du contexte et à monter
en généralité, à se référer
à des registres généraux de justifications
spécifiques au bien commun et à la justice d’une
cité donnée.
A partir d’un corpus constitué d’un ensemble
de textes de management destinés aux cadres d’entreprises
- et non d’un ensemble de textes philosophiques comme pour
les anciennes cités -, Boltanski et Chiapello (1999) avancent
l’idée d’un nouvel esprit du capitalisme, d’une
réorganisation idéologique accompagnant la récente
crise du capitalisme, à l’intérieur duquel se
matérialise la cité par projetsdont la dénomination
se trouve calquée sur celle d’organisation par projets,
déjà existante dans la littérature managériale.
A l’instar des anciennes cités, le principe supérieur
commun de la cité par projets renvoie à des préceptes
selon lesquels sont exercés des jugements sur les personnes,
les actes et les choses. Ce principe supérieur commun donne
une lecture de la hiérarchie des êtres en statuant
sur l’état de grand et réciproquement sur l’état
de petit.
Le principe supérieur commun - l’appréciation
de l’état de grandeur d’un individu - se mesure
par l’activité, qui signifie aussi l’engagement,
c’est à dire la capacité à générer
des projets nouveaux ou encore à s’intégrer
dans des projets déjà existants, assurant ainsi la
succession des desseins - la vie étant, dans cette optique,
elle-même une succession de projets -, la multiplication des
connexions i.e. l’extension des réseaux.
Si la capacité à s’engager dans un projet caractérise
le grand de cette cité, savoir s’en désengager
constitue tout autant un état de grandeur, notamment lorsque
le désengagement intervient dans le but de créer de
nouvelles connexions et de se réinsérer dans un projet
nouveau.
Polyvalent est flexible, le grand de la cité par projets
est également un individu ouvert. Il considère que
le monde est un réseau de liens potentiels, de connexions
possibles et sait attirer l’attention sur lui et la confiance
des autres. Il fait ainsi preuve d’une aptitude à étendre
le réseau en tissant des liens nouveaux, ce qui revient à
ne pas rendre le réseau rigide - se renfermant sur lui-même
- qui marquerait la déchéance et la mort de ce dernier.
Il se distingue encore du petit par sa personnalité charismatique.
Il sait engager les autres dans un projet, les amener à le
suivre, en leur inspirant confiance et en sachant concilier, faire
des ponts entre des domaines, au préalable, disparates voire
antagoniques. Il n’hésite pas non plus à redistribuer
aux autres les informations, les contacts qu’il amasse ça
et là, et leur donne ainsi de l’employabilitéet
la possibilité de se forger des liens.
La mise en oeuvre des formes de justice de la cité par projets
induit deux éléments que Boltanski et Chiapello considèrent
primordiaux : la formule d’investissementet l’épreuve
modèle. La première renvoie à une exigence
indispensable pour un bon équilibre de la cité par
projets en attachant intimement l’état de grand à
la notion de sacrifice. Le grand de cette cité écarte
de toute évidence tout ce qui pourrait constituer un frein
à la disponibilité et à la mobilité
que requiert son engagement dans un projet. Le second caractérise
les occasions au cours desquelles apparaît clairement la grandeur
d’une personne - manifeste lors du passage d’un projet
à un autre - par sa capacité à s’associer
à d’autres et à tisser de nouveaux liens.
Enfin, la description de la cité par projets ne peut être
exhaustive si l’on occulte l’évocation de sa
profonde immersion au sein d’une définition naturelle
- de la nature de la société - lui attribuant une
vocation universelle, nécessaire dans la prétention
à une égalité entre tous les individus pour
l’accession à l’état de grand. Aucun individu
n’en est de fait exclu. La volonté de se connecter
aux autres étant un caractère primordial et naturel
des êtres, tout individu inséré dans un réseau
dispose naturellement de la même potentialité de chances
de s’élever à l’état de grand à
l’intérieur de la cité par projets.
L’émergence d’un nouvel esprit du capitalisme
(intellectuel) appliqué au modèle du libre
Du nouvel esprit du capitalisme décrit par Boltanski et
Chiapello (1999) émergent de nouvelles formes de coordination
autour de projets auxquelles semblent se greffer certaines des modalités
d’action de la communauté hacker. Cette dernière
a été décrite par Himanen (2001) comme une
figure allant à l’encontre du capitalisme traditionnel
dépeint notamment par l’oeuvre de Weber. De cette manière,
Himanen rend compte à juste titre du monde de la «
bidouille » comme moteur d’une profonde mutation sociale
- ce que relève Sperber en parlant de révolution informationnelle.
Ailleurs, Boltanski et Chiapello (1999) expriment l’idée
d’un bouleversement du capitalisme traditionnel apparu au
cours de ces dernières décennies. Néanmoins,
même s’ils soulignent dans leur ouvrage la présence
des NTIC dans cette nouvelle figure du collectif, Boltanski et Chiapello
n’engagent pas de manière visible leur réflexion
sur la constitution de réseau par la médiation d’Internet.
Or, il semble que les collectifs de « bidouilleurs »
(Raymond, 1999) profitent très largement de l’extension
aux ordinateurs domestiques du world wide web et des outils qui
y sont associés (listes de diffusion, forums, sites Internet).
Phan et Genthon (2000) expliquent d’ailleurs exclusivement
le décollage actuel des logiciels libres par le développement
d’Internet.
Se regrouper en ligne permet aux hackers, nous l’avons dit,
de rassembler leurs travaux, bref de se coordonner et de coopérer
de manière synchrone (messagerie instantanée) et asynchrone
(forum, liste de diffusion, site web).
C’est précisément à la juxtaposition
du nouvel esprit du capitalisme et de l’émergence d’une
éthique hacker que s’enracine notre interrogation.
Y-a-t-il un rapprochement possible entre l’opposition du logiciel
libre à l’esprit du capitalisme traditionnel faite
par Himanen (2001) et le nouvel esprit du capitalisme de Boltanski
et Chiapello (1999) ?
Opposition Occurrences (voir schéma en pdf, plus bas)
Notons tout de même que notre prétention n’est
pas ici de modéliser un nouvel esprit du capitalisme (intellectuel)
dont serait empreint la culture hackermais de mettre en évidence
les similitudes qu’offrent les travaux cités.
L’activité qui dans le nouvel esprit du capitalismede
Boltanski et Chiapello (1999) est « ce à quoi se mesure
la grandeur des personnes » prend dans le modèle du
logiciel libre un caractère spécifique. La néthique
hacker met l’accent sur l’activité de tous où
chacun en contribuant au développement d’un projet
ne se borne pas à être un simple receveur passif. Les
diverses contributions soulignent l’existence d’une
passion partagée pour la « bidouille » qui selon
Himanen (2001) conduit les hackers à entretenir une relation
spécifique à l’organisation du temps entre travail
et temps-libre. Les hackersvéhiculeraientun principe de réorganisation
du travail venant à l’encontre du travail comme labeur
(traduction du capitalisme traditionnel où les journées
sont organisées autour du travail) et laissant place au jeu
dans le travail (Himanen, 2001). Cette définition intéressante
que nous donne Himanen ne peut apparaître exhaustive si l’on
n’y inclue pas la médiation des nouvelles technologies
dans la réorganisation du temps de travail :
« Certains peuvent s’affranchir des heures de travail
en dépit du fait que les nouvelles technologies de l’information
compriment non seulement le temps mais le rendent également
plus flexible [...]. Avec des technologies comme Internet et la
téléphonie mobile, on peut travailler d’où
on veut et quand on veut. » (Himanen, 2001,p.45)
Cette souplesse du temps de travail permise par les nouvelles technologies
a, on le suppose, une incidence sur la flexibilité des agents
et leur engagement dans un projet. Dotés de moyens leur permettant
plus de flexibilité dans leur travail (ou plutôt activité),
les individus s’y investissent sans que celui-ci ne soit perçu
comme une contrainte formelle.
Le modèle de la coordination par projet autour de l’open
source software et du free software caractérise une innovation
technique mais aussi sociale puisque les individus sont (idéalement)
des co-développeurs. Dans cet esprit, les participants au
projet sont a priori placés dans une logique de l’équité
où chacun peut prétendre à l’accession
au statut de développeur. Ceci est inhérent à
la naturalité de la cité par projets où le
principe d’égalité prévaut : chacun à
la faculté d’accéder à l’état
de grand (Boltanski & Chiapello, 1999).
Un autre principe de cette mise à égalité
de tous tient en la distribution des savoirs (propre au modèle
bazar ou académique). En redistribuant des savoirs, les grands
de la cité par projets - ou du modèle académique
de Platon - donnent de l’employabilité aux petits,
les amènent à s’élever vers des états
supérieurs i.e. la capitalisation de connaissances, dans
le modèle du libre, joue en la faveur de l’individu
désireux d’accéder au statut de développeur.
Le libre apparaît donc en tant que modèle non pas cloisonné
comme peut l’être le modèle propriétaire
- où toute modification, redistribution sont interdites (réservées
aux programmeurs) et où tout usage de ce type est déviant
- mais en tant que modèle « communautaire » fondé
sur l’égalité entre tous de sorte que les utilisateurs
soient potentiellement en proie à devenir des co-développeurs.
Ce libre partage des connaissances exprime une figure de «
communisme » inhérente à l’éthique
hacker. Il est à mettre en relation avec l’une des
formes de grandeur de la cité par projets qui est la redistribution
de l’information entre les agents. Le grand de la cité
du nouvel esprit du capitalisme (intellectuel) participe en effet
à élever les petits et à leur donner de l’employabilité
:
« La relation entre les grands et les petits est juste quand,
en échange de la confiance que les petits leur accordent
et de leur zèle à s’engager dans des projets,
les grands valorisent les plus petits afin d’accroître
leur employabilité, c’est à dire leur capacité,
une fois un projet achevé, à s’insérer
dans un autre projet. Terminer un projet sans souci du devenir de
ceux qui y ont participé n’est pas digne d’un
grand ». (Boltanski & Chiapello, 1999, p.182)
Himanen (2001) rejoint ce point :
« Une fois de plus, ce modèle hacker ressemble à
l’Académie de Platon où les étudiants
n’étaient pas considérés comme des réservoirs
vides mais étaient vus comme des compagnons dans l’apprentissage.
Du point de vue de l’Académie, la mission centrale
de l’enseignement était de renforcer la capacité
des étudiants à poser des problèmes, développer
des lignes de pensée et présenter des critiques. En
conséquence, l’enseignant était présenté
de façon métaphorique comme une sage-femme, un entremetteur
et un maître de cérémonie aux banquets. La tâche
du professeur ne consistait pas à inculquer aux étudiants
un savoir préétabli mais à les aider à
donner naissance à des choses de leur propre chef. »
(Himanen, 2001, p.83)
Rassembler un panel d’individus autour d’un projet
(tel que le libre) nécessite enfin une figure charismatique
telle que la représentent largement Stallman, Torvalds et
bien d’autres. Le grand de la cité par projets, en
inspirant confiance, sait se faire suivre et engager des individus
dans un projet. Raymond (1998) décrit, par opposition au
modèle du logiciel propriétaire, les qualités
du chef de projet du monde du logiciel libre qui « doit être
bon en relations humaines et avoir un bon contact » (ibid.,
1998, p.11). Tout comme le grand de la cité, le coordinateur
d’un projet dans le style bazar doit savoir séduire
les autres, les intéresser à ce qu’il fait.
Ici nous avons voulu montrer en quoi la cité par projets
de Boltanski et Chiapello peut être un modèle théorique
pertinent pour l’étude des collectifs qui se développent
(en ligne) autour d’un projet de logiciel libre. Cette nouvelle
cité s’enracine dans un nouvel esprit du capitalisme
(intellectuel)qu’il nous semble intéressant d’imbriquer
à l’opposition que met en avant Himanen entre le modèle
hacker et l’esprit du capitalisme traditionnel.
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