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Vers une cité du libre...
Le modèle théorique de la cité par projets
Mis en ligne le lundi 15 mars 2004.
Sébastien Delsalle Doctorant à l’Université Charles De Gaulle (Lille 3).
S’est intéressé à l’engagement des objets dans la production du social et à la diffusion cognitive du savoir par l’entremise des NTIC.

Origine : http://www.freescape.eu.org/biblio/article.php3?id_article=187


Ce papier vise à appréhender la logique du logiciel libre comme regroupement online d’agents autour d’un projet commun - d’une action collective. Ce modèle de distribution des savoirs et de collaboration horizontale suppose la prise en compte de nouvelles figures du collectif médiatisées par le World Wide Web où émergent une organisation sociale, induite par un régime d’action spécifique dans lequel sont engagés les agents. Bref, le libre invoque une coopération et coordination modélisées par une mise à disponibilité de ressources cognitives, inscrivant les actions interindividuelles dans un régime politique « connexionniste » qu’il nous semble pertinent d’approcher de la cité par projets du nouvel esprit du capitalismede Boltanski et Chiapello.

La cité par projets s’inscrit dans la continuité des anciennes cités, systématisées dans De la justification (1991) où Boltanski et Thévenot ont pris pour objet les disputes ordinaires en émettant l’hypothèse que cette forme de débat public conduit les individus à dépasser le cadre restreint du contexte et à monter en généralité, à se référer à des registres généraux de justifications spécifiques au bien commun et à la justice d’une cité donnée.

A partir d’un corpus constitué d’un ensemble de textes de management destinés aux cadres d’entreprises - et non d’un ensemble de textes philosophiques comme pour les anciennes cités -, Boltanski et Chiapello (1999) avancent l’idée d’un nouvel esprit du capitalisme, d’une réorganisation idéologique accompagnant la récente crise du capitalisme, à l’intérieur duquel se matérialise la cité par projetsdont la dénomination se trouve calquée sur celle d’organisation par projets, déjà existante dans la littérature managériale.

A l’instar des anciennes cités, le principe supérieur commun de la cité par projets renvoie à des préceptes selon lesquels sont exercés des jugements sur les personnes, les actes et les choses. Ce principe supérieur commun donne une lecture de la hiérarchie des êtres en statuant sur l’état de grand et réciproquement sur l’état de petit.

Le principe supérieur commun - l’appréciation de l’état de grandeur d’un individu - se mesure par l’activité, qui signifie aussi l’engagement, c’est à dire la capacité à générer des projets nouveaux ou encore à s’intégrer dans des projets déjà existants, assurant ainsi la succession des desseins - la vie étant, dans cette optique, elle-même une succession de projets -, la multiplication des connexions i.e. l’extension des réseaux.

Si la capacité à s’engager dans un projet caractérise le grand de cette cité, savoir s’en désengager constitue tout autant un état de grandeur, notamment lorsque le désengagement intervient dans le but de créer de nouvelles connexions et de se réinsérer dans un projet nouveau.

Polyvalent est flexible, le grand de la cité par projets est également un individu ouvert. Il considère que le monde est un réseau de liens potentiels, de connexions possibles et sait attirer l’attention sur lui et la confiance des autres. Il fait ainsi preuve d’une aptitude à étendre le réseau en tissant des liens nouveaux, ce qui revient à ne pas rendre le réseau rigide - se renfermant sur lui-même - qui marquerait la déchéance et la mort de ce dernier.

Il se distingue encore du petit par sa personnalité charismatique. Il sait engager les autres dans un projet, les amener à le suivre, en leur inspirant confiance et en sachant concilier, faire des ponts entre des domaines, au préalable, disparates voire antagoniques. Il n’hésite pas non plus à redistribuer aux autres les informations, les contacts qu’il amasse ça et là, et leur donne ainsi de l’employabilitéet la possibilité de se forger des liens.

La mise en oeuvre des formes de justice de la cité par projets induit deux éléments que Boltanski et Chiapello considèrent primordiaux : la formule d’investissementet l’épreuve modèle. La première renvoie à une exigence indispensable pour un bon équilibre de la cité par projets en attachant intimement l’état de grand à la notion de sacrifice. Le grand de cette cité écarte de toute évidence tout ce qui pourrait constituer un frein à la disponibilité et à la mobilité que requiert son engagement dans un projet. Le second caractérise les occasions au cours desquelles apparaît clairement la grandeur d’une personne - manifeste lors du passage d’un projet à un autre - par sa capacité à s’associer à d’autres et à tisser de nouveaux liens.

Enfin, la description de la cité par projets ne peut être exhaustive si l’on occulte l’évocation de sa profonde immersion au sein d’une définition naturelle - de la nature de la société - lui attribuant une vocation universelle, nécessaire dans la prétention à une égalité entre tous les individus pour l’accession à l’état de grand. Aucun individu n’en est de fait exclu. La volonté de se connecter aux autres étant un caractère primordial et naturel des êtres, tout individu inséré dans un réseau dispose naturellement de la même potentialité de chances de s’élever à l’état de grand à l’intérieur de la cité par projets.

L’émergence d’un nouvel esprit du capitalisme (intellectuel) appliqué au modèle du libre

Du nouvel esprit du capitalisme décrit par Boltanski et Chiapello (1999) émergent de nouvelles formes de coordination autour de projets auxquelles semblent se greffer certaines des modalités d’action de la communauté hacker. Cette dernière a été décrite par Himanen (2001) comme une figure allant à l’encontre du capitalisme traditionnel dépeint notamment par l’oeuvre de Weber. De cette manière, Himanen rend compte à juste titre du monde de la « bidouille » comme moteur d’une profonde mutation sociale - ce que relève Sperber en parlant de révolution informationnelle.

Ailleurs, Boltanski et Chiapello (1999) expriment l’idée d’un bouleversement du capitalisme traditionnel apparu au cours de ces dernières décennies. Néanmoins, même s’ils soulignent dans leur ouvrage la présence des NTIC dans cette nouvelle figure du collectif, Boltanski et Chiapello n’engagent pas de manière visible leur réflexion sur la constitution de réseau par la médiation d’Internet. Or, il semble que les collectifs de « bidouilleurs » (Raymond, 1999) profitent très largement de l’extension aux ordinateurs domestiques du world wide web et des outils qui y sont associés (listes de diffusion, forums, sites Internet). Phan et Genthon (2000) expliquent d’ailleurs exclusivement le décollage actuel des logiciels libres par le développement d’Internet.

Se regrouper en ligne permet aux hackers, nous l’avons dit, de rassembler leurs travaux, bref de se coordonner et de coopérer de manière synchrone (messagerie instantanée) et asynchrone (forum, liste de diffusion, site web).

C’est précisément à la juxtaposition du nouvel esprit du capitalisme et de l’émergence d’une éthique hacker que s’enracine notre interrogation. Y-a-t-il un rapprochement possible entre l’opposition du logiciel libre à l’esprit du capitalisme traditionnel faite par Himanen (2001) et le nouvel esprit du capitalisme de Boltanski et Chiapello (1999) ?

Opposition Occurrences (voir schéma en pdf, plus bas)

Notons tout de même que notre prétention n’est pas ici de modéliser un nouvel esprit du capitalisme (intellectuel) dont serait empreint la culture hackermais de mettre en évidence les similitudes qu’offrent les travaux cités.

L’activité qui dans le nouvel esprit du capitalismede Boltanski et Chiapello (1999) est « ce à quoi se mesure la grandeur des personnes » prend dans le modèle du logiciel libre un caractère spécifique. La néthique hacker met l’accent sur l’activité de tous où chacun en contribuant au développement d’un projet ne se borne pas à être un simple receveur passif. Les diverses contributions soulignent l’existence d’une passion partagée pour la « bidouille » qui selon Himanen (2001) conduit les hackers à entretenir une relation spécifique à l’organisation du temps entre travail et temps-libre. Les hackersvéhiculeraientun principe de réorganisation du travail venant à l’encontre du travail comme labeur (traduction du capitalisme traditionnel où les journées sont organisées autour du travail) et laissant place au jeu dans le travail (Himanen, 2001). Cette définition intéressante que nous donne Himanen ne peut apparaître exhaustive si l’on n’y inclue pas la médiation des nouvelles technologies dans la réorganisation du temps de travail :

« Certains peuvent s’affranchir des heures de travail en dépit du fait que les nouvelles technologies de l’information compriment non seulement le temps mais le rendent également plus flexible [...]. Avec des technologies comme Internet et la téléphonie mobile, on peut travailler d’où on veut et quand on veut. » (Himanen, 2001,p.45)

Cette souplesse du temps de travail permise par les nouvelles technologies a, on le suppose, une incidence sur la flexibilité des agents et leur engagement dans un projet. Dotés de moyens leur permettant plus de flexibilité dans leur travail (ou plutôt activité), les individus s’y investissent sans que celui-ci ne soit perçu comme une contrainte formelle.

Le modèle de la coordination par projet autour de l’open source software et du free software caractérise une innovation technique mais aussi sociale puisque les individus sont (idéalement) des co-développeurs. Dans cet esprit, les participants au projet sont a priori placés dans une logique de l’équité où chacun peut prétendre à l’accession au statut de développeur. Ceci est inhérent à la naturalité de la cité par projets où le principe d’égalité prévaut : chacun à la faculté d’accéder à l’état de grand (Boltanski & Chiapello, 1999).

Un autre principe de cette mise à égalité de tous tient en la distribution des savoirs (propre au modèle bazar ou académique). En redistribuant des savoirs, les grands de la cité par projets - ou du modèle académique de Platon - donnent de l’employabilité aux petits, les amènent à s’élever vers des états supérieurs i.e. la capitalisation de connaissances, dans le modèle du libre, joue en la faveur de l’individu désireux d’accéder au statut de développeur. Le libre apparaît donc en tant que modèle non pas cloisonné comme peut l’être le modèle propriétaire - où toute modification, redistribution sont interdites (réservées aux programmeurs) et où tout usage de ce type est déviant - mais en tant que modèle « communautaire » fondé sur l’égalité entre tous de sorte que les utilisateurs soient potentiellement en proie à devenir des co-développeurs. Ce libre partage des connaissances exprime une figure de « communisme » inhérente à l’éthique hacker. Il est à mettre en relation avec l’une des formes de grandeur de la cité par projets qui est la redistribution de l’information entre les agents. Le grand de la cité du nouvel esprit du capitalisme (intellectuel) participe en effet à élever les petits et à leur donner de l’employabilité :

« La relation entre les grands et les petits est juste quand, en échange de la confiance que les petits leur accordent et de leur zèle à s’engager dans des projets, les grands valorisent les plus petits afin d’accroître leur employabilité, c’est à dire leur capacité, une fois un projet achevé, à s’insérer dans un autre projet. Terminer un projet sans souci du devenir de ceux qui y ont participé n’est pas digne d’un grand ». (Boltanski & Chiapello, 1999, p.182)

Himanen (2001) rejoint ce point :

« Une fois de plus, ce modèle hacker ressemble à l’Académie de Platon où les étudiants n’étaient pas considérés comme des réservoirs vides mais étaient vus comme des compagnons dans l’apprentissage. Du point de vue de l’Académie, la mission centrale de l’enseignement était de renforcer la capacité des étudiants à poser des problèmes, développer des lignes de pensée et présenter des critiques. En conséquence, l’enseignant était présenté de façon métaphorique comme une sage-femme, un entremetteur et un maître de cérémonie aux banquets. La tâche du professeur ne consistait pas à inculquer aux étudiants un savoir préétabli mais à les aider à donner naissance à des choses de leur propre chef. » (Himanen, 2001, p.83)

Rassembler un panel d’individus autour d’un projet (tel que le libre) nécessite enfin une figure charismatique telle que la représentent largement Stallman, Torvalds et bien d’autres. Le grand de la cité par projets, en inspirant confiance, sait se faire suivre et engager des individus dans un projet. Raymond (1998) décrit, par opposition au modèle du logiciel propriétaire, les qualités du chef de projet du monde du logiciel libre qui « doit être bon en relations humaines et avoir un bon contact » (ibid., 1998, p.11). Tout comme le grand de la cité, le coordinateur d’un projet dans le style bazar doit savoir séduire les autres, les intéresser à ce qu’il fait.

Ici nous avons voulu montrer en quoi la cité par projets de Boltanski et Chiapello peut être un modèle théorique pertinent pour l’étude des collectifs qui se développent (en ligne) autour d’un projet de logiciel libre. Cette nouvelle cité s’enracine dans un nouvel esprit du capitalisme (intellectuel)qu’il nous semble intéressant d’imbriquer à l’opposition que met en avant Himanen entre le modèle hacker et l’esprit du capitalisme traditionnel.